Comment j'ai tué une graphologue

J’ai toujours rêvé de ne jamais me faire « graphologiser ». D’abord, j’ai une écriture incompréhensible, digne des hiéroglyphes les plus mystérieux de l’humanité, voire des messages secrets jamais décodés. La faute à ma mère, qui lisait mes correspondances et mes journaux intimes quand j’étais ado. Il a donc fallu crypter les écrits. Depuis, personne ne réussit la prouesse de me lire. Même moi, j’ai parfois du mal.

Ensuite se sentir analyser, déshabiller, décortiquer, dépecer par un de ces vautours d’âme, sans façon, merci, non je n’en reprendrai pas, inutile d’insister, passez votre chemin, tiens je vous donne 2 euros et on n’en parle plus.

Un jour pourtant, j’ai croisé par hasard le chemin tortueux d’une graphologue, censée m’expliquer les méandres de cette pseudo science dans un cadre strictement professionnel. Je lance une question, c'est parti, on ne peut plus la retenir, elle déborde d’explications, fourmille d’exemples. Comme j’affiche un petit air dubitatif, voire vaguement narquois, elle en rajoute, veut me convaincre et, à bout d’arguments, s’empare de la feuille sur laquelle je prends quelques notes et la brandit, hors de ma portée. Exclamation : « Aaaaaah ! Je vois ! ». Ah ? Vous reprendrez bien une tranche de boule de cristal, peut-être ? « Sous vos airs de tueuse, vous cachez une énorme sensibilité ». Nan mais elle veut sa claque à me causer sur ce ton celle-là ? J’essaie de calmer ses ardeurs, en recentrant la discussion. Rien à faire, elle s’en tape, fascinée par ma calligraphie (c'est bien la première fois qu’on nomme calligraphie mes immondes cryptogrammes). « Regardez ! Ça se lit partout ! Dans l’agencement de la feuille, la dimension et la forme des lettres, la direction de l’écriture, tout ! Pourquoi vous la masquez ? C'est une grande force, la sensibilité ! ». Ouais ok, ok, ok, bon mamie, t’atterris, on parlait du pourcentage des entreprises qui se servent lâchement de la graphologie pour opérer leur tri dans les candidatures. Autant dire qu’elle s’en fout des entreprises, elle est en pleine transe de radotage intense. « Sensibilité dans le travail, d’où une volonté d’œuvrer en marge, sensibilité dans l’espace personnel, d’où… ». Shrrriiik ! Cette fois, c'est trop, je bondis, lui arrache la feuille d’un mouvement sec. Elle tente de la rattraper, je l’éloigne d’une pichenette un peu brusque, elle tombe, s’accroche à moi, m’entraîne dans sa chute et, au sol, s’agrippe comme une possédée à MA feuille. Je tire, elle aussi, tout en continuant ses analyses insupportables : « Dans votre vie privée… ». A bout de forces, je lui enfonce le papier dans la gorge. Et la regarde mourir étouffée, les yeux exorbités par tant d’insensibilité. Non mais ! J’ai horreur qu’on me traite de sensible.


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