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Ame soeur, âme soeur, ne vois-tu rien venir ?
J'ai longtemps réfléchi au concept d’âme sœur. Deux heures à la terrasse d’un café. Histoire d’avoir un air détaché, de ne pas sembler attendre l’arrivée improbable d’un inconnu qui m’offre son cœur. Ou au moins un verre. L’expérience (des autres) révèle que, quand on n’attend rien, c'est là que tout arrive. Donc je m’entraîne à adopter l'apparence de quelqu'un qui n’attend rien. Paraître absorbée par mon mystérieux univers intérieur devait tracer autour de mon visage un halo énigmatique.
Ouais, bon, bref. Je me suis donc penché sur un sujet philosophique non résolu : où se cache mon âme sœur ? Plus largement : où Platon a-t-il pu envoyer l’autre moitié de mon être ? Puisque 90 % de la population, dont 100 % de femmes (je ne détiens pas les statistiques exactes), espère rencontrer son âme sœur, on est en droit d’espérer qu’elle vit dans un rayon de moins de 50 kilomètres, ou qu’elle flashe sur les mêmes destinations de vacances, ou qu’elle prend le même train/avion/bateau et que son numéro de siège se rapproche formellement du nôtre. Mais nous devons malheureusement douter de cette hypothèse. Sinon, pourquoi seulement 0,001 % de la population bramerait avoir trouvé son âme sœur, cinq ans avant de divorcer ?
J’ai donc changé de postulat après ma première bière : Platon a compliqué la donne, brouillé les cartes, envoyé les âmes aux mille et une courbes de la planète. Il ne reste plus qu’à sanctifier le hasard. À l’heure où je vous parle, mon âme sœur dort peut-être à Sydney, prend un thé à la menthe à Tombouctou, son breakfast en Californie, son cheval en Patagonie, meurt de faim au Bengladesh, est emprisonné en Chine. Merde, merde ! Avec le bordel planétaire, comment être certaine qu’il soit encore vivant ? Oui, je dis « il », j’espère que Platon n’est pas allé mettre mon âme sœur dans un corps de femme, c'est déjà bien assez compliqué comme ça ! Oulala, je la verrais bien dans ce corps-là, moi, mon âme sœur, quel torse il a, lui ! Où en étais-je ? Ah oui, vivant… Ou vieux ? C'est vrai ça, il n’est marqué nulle part que les âmes sœurs naissent à peu près en même temps, si ? Zut, je ne suis pas très branchée gériatrie, moi. Inversement, s’il a trois ans en ce moment, cela me prépare de beaux jours chez l’esthéticienne, j’ai intérêt à assurer la conservation de mon espèce. Tiens, il y a une AMP (âme sœur potentielle) qui me regarde avec ses jolis yeux. Zut, c'est le serveur, je ne l’avais pas reconnu, il veut que je règle mes deux bières. Bon, j’en prends une troisième, je n’ai pas fini.
Je récapitule : mon âme sœur a trois ans et, à cet instant, réclame son verre de lait à sa mère au Chili ou chez les Inuits. Ou a 82 ans et regarde tendrement sa quatrième épouse dans une tribu africaine à 200 km du plus proche village. Ou est moine agonisant au Tibet. Quel bordel ! Tant que j’y suis, pourquoi est-ce qu’on naîtrait automatiquement à la même époque ? Peut-être que mon âme sœur guerroyait contre les Anglais en 1346 ? Montait des barricades pendant la Révolution ? Résistait pendant l’Occupation ? Ou pire, était anglais, chouan, collabo ! Aaargh, non, l’âme sœur doit vous ressembler un tant soit peu, non ? Si on n’a pas le même âge, la même couleur, la même culture, on possède au moins une sensibilité commune ! Mon ex par exemple, maintenant que j’y pense, je suis sûre que son âme sœur était Cromagnonne. Pas de chance, ils se sont loupés de quelques millions d’années et c'est sur moi qu’il est tombé. Tombé, c'est le mot juste. Ok, c'est hors sujet. Où en étais-je ? Waaaouh, je ne sais pas s’il a l’âme sœur celui-là, mais il a le cul fraternel !
Bon, autant le dire, je ne peux pas m’en sortir si :
1 Je ne sais pas dans quel recoin de quel pays vit mon âme sœur
2 J’ignore son âge approximatif
3 … s’il a même déjà vécu.
Aïe, je n’avais pas pensé à ça. Cela ne change pas grand-chose qu’il ait existé dans un siècle précédent ou qu’il soit programmé pour un millénaire futur, c'est évident, mais bon, pourquoi on nous a truffé le cerveau avec ce concept si c'est pour en arriver à cette terrifiante et pitoyable conclusion ? Cela signifie qu’on a, QUE J’AI, une chance infinitémale, zut, infimimésinale, grrr, infinitésimale, pffiou ! de le croiser.
Il me faut une autre bière pour supporter cette nouvelle, et deux tonnes d’amants pour m’en remettre.
Après ma quatrième bière, j’ai vu pire encore et révisé mes convictions progressistes et féministes : peut-être que mon âme sœur a déjà vécu ou existera plus tard MAIS qu’elle était également prévue pour cette époque, ce pays, cette région, cette ville. Bref : pour moi.
Manque de bol, sa mère s’est fait avorter.
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