Une pensée déconcertante

La pensée gisait sur le siège, abandonnée. Elle n’appartenait qu’à lui, le grand brun qui venait de sortir de la rame, et pourtant il n’en voulait plus, elle l’avait terrassée pendant de trop nombreuses années. Alors il s’était levé et l’avait quittée. Si brutalement qu’elle n’avait pas eu le temps de le suivre.

La pensée n’allait pas rester là à ne rien faire, elle allait s’étioler, se dessécher, mourir d’une lente agonie. Les pensées ne sont jamais enterrées, personne ne vient se recueillir devant leur mausolée. Il lui fallait vivre, envahir un autre esprit, s’y agripper et l’obséder. Car la pensée était de la race des perverses.

Une jeune fille s’installait sur le siège quand elle fut envahie par une étrange pensée : « Je n’aime qu’elle, je ferai tout pour qu’elle me revienne ». Surprise, elle se retourna, croyant entendre un passager parler. Mais non, la pensée revenait. De qui parlait-elle ? Un instant avant, la jeune fille songeait à sa meilleure amie, qui venait de lui annoncer ses fiançailles. Elle se sentait ravie pour elle, mais voilà que cette pensée… que voulait-elle dire ? D’accord, elle était tellement proche de cette amie depuis si longtemps qu’elle craignait un peu de la perdre si elle se mariait. Mais de là à… ? Obsédante, la pensée insistait, fredonnait son refrain terrifiant. La jeune fille s’en défendait de plus en plus difficilement : « Je n’ai pas eu de petit ami depuis… combien de temps ? C'est avec elle que j’ai envie d’être, les hommes nous séparent… C'est à elle que j’ai envie de raconter ma journée, mes rires, mes tourments. Cela signifie-t-il que je l’aime ? ». « Et que je ferai tout pour qu’elle me revienne », chantonna la pensée, trépidante. Horrifiée, la jeune fille se leva brutalement et sortit en courant sur le quai. La pensée retomba lourdement sur le siège. « Raté », s’exclama-t-elle, dépitée.

Elle n’eut pas longtemps à attendre : l’heure de pointe avait sonné, et un homme aux cheveux grisonnants vint s’asseoir en dépliant son journal. Il commençait à lire un article sur feu la nouvelle économie quand il fut attaqué par la pensée. Il haussa les épaules d’un air désinvolte et se pencha à nouveau sur l’analyse. La pensée continuait de tournoyer dans son esprit. « Ridicule, se dit-il. Je sais que j’ai beaucoup perdu en me lançant dans une start-up, que je regrette d’avoir dû retourner dans une entreprise traditionnelle après un licenciement express, mais il ne faut pas exagérer ». La pensée se flétrissait et cherchait désespérément un amarrage dans un recoin de cet esprit pragmatique. Après quelques instants, elle chuchota : « Sylvie… ». Etonné, il releva la tête. « Sylvie ? D’accord, elle m’a quittée voici deux mois, elle s’était mise en tête que je devais divorcer et je ne voulais pas. Quel soulagement ! Je ne savais pas comment mettre fin à cette histoire qui n’avait que trop duré ». La pensée monta le son. Interloqué, il plia son journal. « Mais non, je ne l’aime pas, ce n’est pas possible. Et si je voulais qu’elle revienne, je n’aurais qu’à claquer des doigts. Enfin je crois. Elle m’a laissé un message avant-hier pour me dire de ne pas m’inquiéter pour elle, qu’elle avait quelqu'un d’autre, mais c'est juste pour me rendre jaloux, non ? Sylvie ? Je voudrais qu’elle revienne ? Comment aurais-je pu me tromper à ce point ? ». La pensée jubilait tellement qu’elle ne sentit pas le coup venir : d’une pichenette, il l’expulsa de son cerveau et elle alla s’écraser contre une vieille dame.

A moitié assommée, elle vacilla jusqu’à son esprit, dans lequel elle s’écroula. Le temps de se refaire une santé et de s’imprégner de l’atmosphère. Quelques instants plus tard, elle reprenait une vigueur insoupçonnée. « Ma fille… oui je n’aime qu’elle et je ferai tout pour qu’elle revienne… Mais j’ai déjà tout essayé. Alors j’évite d’y penser, depuis si longtemps déjà, trop longtemps. Sauf que je n’y arrive pas. Pas un seul jour sans que je songe à elle, sans que je me demande comment elle va, ce qu’elle fait, quelles sont ses joies, ses peines, si elle se sent seule, si elle pense à moi, parfois, juste un tout petit peu. Si elle aime, si elle a des enfants. Si elle est heureuse. Ou pas trop malheureuse. Si la vie est supportable. Je voudrais tellement que sa vie lui soit plus supportable que la mienne ». Des larmes dansaient dans ses yeux et menaçaient de noyer la pensée sous un flot d’émotions. Ecœurée, la pensée s’éloigna, avant l’arrivée de la lame mortelle. Elle s’installa sur le siège voisin, guettant une nouvelle proie.

Valentin pénétra dans le métro le cœur léger. Enfin, il y était parvenu ! Il avait réussi à mettre un terme à cette passion dévastatrice qui lui laminait le cœur et les tripes depuis plus d’un an. Enfin il se sentait libre, apaisé, prêt à renouer avec le monde, à goûter aux bonheurs simples de l’existence. Il observa avec attention les visages qui l’entouraient, englués dans leur quotidien. Sauf cette femme, là, l’air tellement perdu, le regard tourné en elle. Dans un élan d’amour universel, Valentin décida de s’asseoir à ses côtés. Peut-être pourrait-il lui glisser quelques mots, la réconforter d’un sourire, lui prêter son oreille… A peine assis, son sourire se figea puis se transforma en une grimace d’horreur. Cette angoisse qui le prenait… Non ! Pitié, pas ça ! Pas elle ! Il n’en pouvait plus, il avait suffisamment souffert, payé le prix. Il rêvait d’un amour calme, de se réveiller sans cet étau à l’estomac, sans se demander comment elle allait lui labourer le cœur, quelle nouvelle torture elle lui infligerait, sans cette terreur qu’elle le quitte. Non il ne voulait pas ! Il refusait qu’elle le quitte ! Valentin prit son portable et appela sa dulcinée, la voix écorchée par des vagues de sanglots. Satisfaite, la pensée se retira : elle n’avait plus rien à faire là.

Plus légère, elle prit son envol au moment où Gustave passait. Gustave, c'est la version lobotomisée de Brad Pitt. Amoureux jusqu’aux oreilles de la donzelle qu’il tient par le bras. Le regard morveux sur tout ce qui ose la dévisager. Plus jaloux qu’un essaim de tigresses. La pensée, sans l’avoir choisi, pénètre donc dans un espace confiné nommé esprit, qui n’a jamais été aéré. A l’intérieur, ça sent le moisi. Les neurones sont décrépis. La pensée manque défaillir, mais se reprend, juste instinct. Et envoie son petit message ravageur. Gustave, forcément, ne comprend pas : Oui, il n’aime qu’elle, mais pourquoi devrait-il tout faire pour qu’elle lui revienne alors qu’elle est là, au prolongement de son bras ? A moins que… elle en regarde un autre ? Elle ait décidé de partir ? Elle soit sur le point de lui annoncer la nouvelle, là, au milieu de la foule, pour éviter les représailles ? Gustave voit rouge, il a des étincelles qui crépitent dans le regard, le court-circuit menace. Il se penche pour attraper le regard de sa bien-aimée, aperçoit un sourire destiné à un inconnu, lui flanque un pain avant de balancer son poing dans le nez du type. Et s’en reprend un, illico, qui l’envoie valdinguer près d’un strapontin. Match nul. La pensée chute violemment au sol.

Elle s’accroche à ce qu’elle peut, un bas de pantalon sale. En haut, Marcel, quinze ans de rue. Le cerveau de Gustave, à côté du sien, c'est le palace cinq étoiles. Dedans, il n’y a plus rien qu’une vague activité potagère. Marcel a soif. Il vient de s’engorger trois litres de bibine, mais n’a pas fait le plein. « Je n’aime qu’elle, je ferais tout pour qu’elle me revienne ». « Tu parles Charly qu’j’l’aime, et chuis prêt à tirer la bagouze de la vioque pour acheter une bouteille, j’en peux pu, j’ai soaaaaaaf, bordel ». Etourdie par les effluves d’alcool, la pensée ressort, et se vautre lamentablement à terre. Elle tente de se relever, mais une marée humaine envahit le macadam métropolitain. Un pied immense s’aplatit sur elle. Juste avant de mourir, piétinée, elle pensa que jamais elle n’aurait dû se laisser quitter.


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