Paris-Denver, vol de treize heures zéro zéro

Abdel ne lâchait pas la pendule des yeux. Dans moins d’une heure trente, il entrerait en scène et jouerait le rôle de sa vie. Ses frères, ses amis seraient fiers de lui. Même sa famille, du moins l’espérait-il. Il ne l’avait pas revue depuis son séjour en Afghanistan. Au téléphone, son père le suppliait de revenir à Casablanca, il avait besoin de lui pour diriger son entreprise. Mais Abdel ne voulait pas de ce destin-là. Il voulait que son nom reste gravé dans les coeurs, prononcé avec un profond respect, voire avec dévotion et même un brin d’envie. Il voulait servir de modèle, devenir un repère, tracer une voie pour les siens. Et si possible se transformer en mythe auprès de millions d’inconnus. Bref, Abdel voulait devenir terroriste, et il avait passé toutes les étapes avec succès, malgré son léger handicap.

A quelques dizaines  de minutes d’entrer au paradis et de devenir un martyr, Abel sentait le trac grimper le long de son échine. Il ignorait si le phénomène était habituel ou non, aucun de ses prédécesseurs n’ayant témoigné de cette expérience psychologique redoutable de l’attente. Les uns parce qu’ils avaient réussi leur mission et prenaient en ce moment leur thé à la menthe avec Allah, les autres parce qu’ils se demandaient comment devenir martyr en étant menottés aux barreaux d’une geôle au fin fond d’un état ennemi.

Sans possibilité de réponse, Abdel décida d’aller prendre un café pour chasser son anxiété. Concentration, concentration. Il n’avait aucune raison d’échouer, c'était un guerrier dur à la tâche, fier, sûr de lui, du moins jusqu’à maintenant. Son seul handicap, il le connaissait, et le combattait autant qu’il le pouvait. Cela ne réussissait pas toujours, mais souvent. Enfin assez fréquemment.

En sentant la chaleur du café glisser vers l’estomac, Abdel décida de cesser de réfléchir : cela risquait de le perturber davantage. Comment tuer le temps en attendant de se tuer ? Peut-être s’offrir quelques derniers plaisirs terrestres ? Bizarrement, il n’avait pas eu l’occasion d’y penser récemment, pris par les réunions, les répétitions, l’entraînement. Et voilà qu’il ressentait une terrible envie de couscous.

Son mental acéré avait enregistré la présence d’un restaurant oriental à quelques centaines de mètres de l’aéroport. Abdel calcula rapidement : dix minutes multipliées par deux trajets, trente maximum pour commander et déguster, dix pour rejoindre le terminal et monter dans l’avion. Le compte était largement bon s’il partait immédiatement.

Une heure dix plus tard, Abdel était de retour, le front luisant de sueur, l’estomac lourd. Il avait attendu son plat plus longtemps que prévu et s’était empressé de l’avaler pour ne pas prendre trop de retard, puis avait couru le long du chemin. Maintenant, il lui restait à peine quelques minutes pour embarquer. L’angoisse au bord des lèvres, il fonça jusqu’au contrôle. Horreur et malédiction : une foule compacte piétinait là. Abdel se fraya un chemin tant bien que mal, en s’excusant auprès des plus courroucés : « Mon avion décolle dans quelques minutes ». Le douanier chargé de la fouille l’observa avec attention : « Vous vous sentez bien monsieur ? ». Non, Abdel ne se sentait pas bien du tout. Il était trempé de sueur, sentait une terrible nausée l’envahir et suffoqua en entendant les haut-parleurs  annoncer le dernier appel pour Denver. « Je vais rater mon avion », annonça-t-il , paniqué. L’homme hésita un instant puis le laissa passer : « Allez-y monsieur, mais priez pour l’avoir ». Abdel démarra comme un athlète du 400 mètres, tentant d’éviter enfants, vieillards et encombrants bagages à main, bousculant, trébuchant, hoquetant. Depuis sa plus petite enfance, malgré l’excellente éducation qu’il avait reçu, Abdel ne pouvait s’empêcher d’arriver en retard à l’école, chez le médecin, aux fêtes familiales, et même à la mosquée. En Afghanistan, il avait souvent été puni mais avait tenu bon, se révélant par ailleurs d’une grande fiabilité. Ce matin, on l’avait appelé plusieurs fois pour s’assurer de son réveil, de son départ de l’hôtel, de son arrivée à l’aéroport. Maintenant, tout le monde devait être rassuré, certain qu’il était dans l’avion, prêt à prendre le contrôle des commandes avec l’aide de ses complices. Mais il était le seul des cinq à savoir piloter.

Abdel jaillit du tapis roulant comme un ressort et sprinta jusqu’à la porte d’embarquement, brandissant sa carte. L’hôtesse lui désigna la piste : l’airbus s’éloignait, emportant ses rêves de paradis. « Vous vous sentez bien monsieur ? ». Non, Abdel ne se sentait pas bien du tout, et le fit savoir en vomissant son couscous sur les chaussures de la jeune femme.

 


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