Le bonheur rend malheureux


Il était reconnu pour son cynisme noir. Ses romans pessimistes, voire nihilistes, s’arrachaient dès leur sortie. Il gagnait également bien sa vie grâce à ses tableaux sombres, peignant l’humanité sous ses aspects les plus hideux. Dans les soirées, il mitraillait tout ce qui passait à sa portée de ses flèches caustiques. La moindre certitude était criblée de ses railleries. Il n’avait pas à se forcer, ce fonctionnement s’imbriquait dans sa personnalité.

Malheureusement pour lui, il tomba amoureux et sombra dans le bonheur. Pour la première fois de sa vie, il se sentait vraiment serein en la compagnie de quelqu'un, goûtait à la plénitude, profitait de l’instant présent sans chercher à analyser et exterminer chaque sentiment positif. Du plus profond de son être, il était heureux, état étrange qui l’incitait à regarder le monde d’un oeil neuf. En société, il se comportait différemment, écoutait davantage autrui sans asséner ses réparties ironiques, sa cruelle dérision.

Jusqu’au jour où il voulut se remettre à créer. Il se rendit compte avec effroi qu’il n’avait plus rien à exprimer. Les mièvreries qu’il étalait sur la toile ou sur la page achevèrent de l’effondrer : le bonheur l’avait rendu aussi inconsistant qu’une crème glacée en pleine fonte, aussi creux qu’un coquillage fossilisé. La sérénité brouillait son tempérament, l’amoindrissait, étouffait sa créativité. Au contraire, le doute et la satire l’emplissaient d’énergie et lui permettaient d’activer par petites touches le masochisme dont il avait besoin pour s’épanouir. Il n’avait pas le choix : il renonça à son amour.


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